
À 38 ans, Maude Mathys est l’une des figures incontournables de la course de montagne. Infirmière de formation, elle a troqué la blouse contre une carrière de sportive d’élite, tout en restant pleinement investie dans sa vie de famille. Détentrice du record de Sierre-Zinal depuis 2019, elle incarne à la fois la simplicité, la persévérance et la capacité à relativiser face aux épreuves. Dans cet entretien chez elle à Ollon, Maude revient sur ses doutes, ses forces mentales, ses plus beaux souvenirs de course et la façon dont elle concilie sport de haut niveau et vie quotidienne.
Maude, est-ce que tu peux te présenter en quelques phrases ?
Je m’appelle Maude Mathys, j’ai 38 ans. J’ai toujours fait du sport depuis toute petite, mes parents étaient très actifs dans l’athlétisme : mon papa était marathonien, ma maman entraînait dans un club. J’ai pratiqué l’athlétisme de mes 9 à mes 18 ans, j’étais tout le temps sur les stades… même si, paradoxalement, je n’aimais pas courir ! À 18 ans, je sentais que je stagnais et j’ai eu envie de découvrir d’autres sports d’endurance. J’ai rencontré mon mari à cette époque, il faisait de la course à pied et du ski-alpinisme, et c’est comme ça que je me suis lancée.
Aujourd’hui, je suis professionnelle depuis 2018, spécialisée en course de montagne. Je suis toujours avec mon mari, nous avons deux enfants, une fille de 14 ans et un garçon de 9 ans. Je suis infirmière de formation, mais je ne travaille plus à l’hôpital : je consacre mon temps à ma famille et à ma carrière sportive.
Qu’est-ce qui t’anime sur la ligne de départ ?
Honnêtement, aujourd’hui j’ai l’impression d’avoir souvent plus de plaisir à l’entraînement qu’en compétition. Ce n’était pas le cas au début, où j’avais envie de battre un chrono, de monter sur un podium. Maintenant, après toutes ces années, c’est différent. Ce qui m’anime, c’est surtout de me prouver à moi-même que je suis encore capable, que je suis toujours là.
Il y a bien sûr aussi une forme de pression sociale et liée aux sponsors. Il faut montrer que je peux encore faire de belles performances. Mais au final, je me dis toujours que je n’ai pas fait tous ces entraînements pour rien : la compétition, c’est un peu la pointe de l’iceberg, le moment où ça se concrétise. Alors même si je suis de moins en moins friande de compétitions, ça reste un bon moyen de me fixer des objectifs.
Est-ce que tu doutes avant une course ? Comment tu gères ça ?
Oui, j’ai toujours des doutes. Les jours qui précèdent une course, c’est comme si j’avais un ange et un diable dans la tête. Mes émotions oscillent énormément : parfois je me dis que je suis en super forme, parfois je doute de mon âge, d’une douleur, ou je me compare aux autres concurrentes. Mais malgré ces montagnes russes, l’ange gagne toujours à la fin. Je n’ai jamais été paralysée par le stress au point de perdre mes moyens.
Ce qui m’aide, c’est de relativiser et de trouver des points positifs : je me dis que j’ai la chance d’être au départ, que d’autres ne peuvent pas courir, que l’arrivée sera forcément un moment de fierté, même si ça ne se passe pas toujours comme prévu. Et puis je me rappelle que je ne suis pas une machine, qu’on a le droit d’avoir un jour moins bon.
Aujourd’hui j’ai l’impression d’avoir souvent plus de plaisir à l’entraînement qu’en compétition. Mais chaque départ, c’est l’occasion de me prouver que je suis encore là.


Qu’est-ce qui te permet d’aller au bout de l’effort, au-delà des barrières mentales et de la fatigue extrême ?
Avec les années, j’ai appris à me dire : « oui, je suis morte, mais je sais que je peux tenir ». Dans ces moments, il faut crocher et aller jusqu’au bout, parce qu’on sait que le corps peut toujours aller plus loin qu’on ne croit. Je me rappelle aussi que tout le monde souffre, et pas que moi.
En même temps, je sens que j’ai un peu évolué avec l’âge. J’arrive moins à pousser dans la souffrance extrême : je préfère réduire légèrement l’allure pour aller jusqu’au bout plutôt que de risquer d’exploser. On appelle ça peut-être la sagesse !
On me dit souvent que j’ai une grande capacité de souffrance, même si je ne le ressens pas toujours. Je pense que c’est une caractéristique des sportifs d’élite : cette capacité à repousser la barrière mentale quand tout semble insurmontable.
Mathieu Blanchard dit que de nos jours, on ne supporte plus du tout l’inconfort. Tu partages cet avis ?
Oui, complètement. Le sport m’a appris à sortir de ma zone de confort, à supporter la souffrance musculaire, le froid, des conditions parfois extrêmes. Sur le moment, c’est difficile, mais après, tu es content d’avoir vécu ça. Ça permet aussi de savourer davantage les moments simples du quotidien.
J’aime sortir de ma zone de confort parce que ça donne du relief. Mais avec les années, je ressens parfois moins le besoin d’aller chercher l’extrême. Je n’ai plus forcément envie de faire de la haute montagne dans des conditions difficiles. J’ai déjà vécu pas mal de choses et je me contente parfois d’une « petite montagne à vaches », comme on dit. J’aime aussi les moments confortables, être à la maison, récupérer. Certains athlètes, comme Kilian Jornet par exemple, ont la volonté de repousser les limites, d’aller toujours plus loin. Je l’admire et je le respecte, mais personnellement je n’ai pas ce besoin de me prouver quelque chose en permanence.
Certains athlètes ont la volonté de repousser les limites, d’aller toujours plus loin. Je l’admire et je le respecte, mais personnellement je n’ai pas ce besoin de me prouver quelque chose en permanence.
Quel est ton meilleur souvenir de course ? Et le pire ?
Le meilleur, sans hésiter, reste mon record à Sierre-Zinal en 2019. Sur le moment, je n’avais pas conscience de l’ampleur de ce que j’avais fait. Je ne visais pas ce record, mais c’était une journée où j’étais dans le flow. Avec le recul, et au fil des années où il tient encore malgré le niveau qui monte, je réalise l’exploit que j’ai réalisé. Je suis chaque fois estomaquée que ce record soit toujours là.
Le pire souvenir, c’est les championnats du monde de trail en Patagonie la même année. J’étais en confiance, je visais au moins une médaille. Mais après seulement 8 km, on a dû traverser une rivière glaciale. J’y suis tombée, j’étais trempée, et je n’ai jamais réussi à retrouver mon rythme. Je me suis fait dépasser, encore et encore. Après 17 km, j’ai abandonné. C’était mon premier abandon, un gros échec.
Comment gères-tu l’inconnue du côté “loterie” de l’humain dans une course ?
Je me dis toujours que rien n’est fini tant que la ligne d’arrivée n’est pas franchie. Même si je ne suis pas bien, ça peut tourner. Un malaise peut passer, une douleur peut s’atténuer. Je m’accroche au positif et je vais le plus loin possible, tant que c’est faisable.


Qu’aimerais-tu transmettre aux jeunes qui se lancent dans le sport ?
Mon conseil, c’est de varier les disciplines le plus longtemps possible. Ne pas être trop tôt focalisé sur un seul sport. Sinon, on risque la lassitude, et on limite son développement. C’est comme pour les langues : quand on en pratique plusieurs, on apprend plus facilement. En variant les sports, on développe la coordination, des muscles différents, des qualités mentales aussi. Même si tu as un sport de prédilection, c’est bénéfique d’avoir d’autres pratiques à côté.
Quelle est la plus belle leçon que tu as apprise grâce au sport ?
La gestion du stress, sans hésitation. J’ai vraiment vu une différence entre avant et maintenant. Avant, je pouvais être paralysée par la pression ; maintenant, je sais l’aborder. Le sport m’a donné confiance et m’a appris à gérer les échéances importantes.
Et puis la persévérance : accepter que rien n’est linéaire, qu’il y a des hauts et des bas, des blessures, des échecs. Mais on finit toujours par remonter la pente. C’est valable dans la vie en général, pas seulement dans le sport.
Comment arrives-tu à concilier ta vie de sportive de haut niveau et ton rôle de maman ?
Quand mes enfants étaient petits, j’ai toujours adapté ma pratique à eux. J’ai beaucoup marché avec un enfant sur le dos, j’ai couru avec la poussette… ça diversifie l’entraînement et ça apprend à s’adapter. Avoir une famille m’a aussi aidée à garder une structure : j’avais des créneaux limités, donc j’apprenais à optimiser mes séances. Parfois je n’avais qu’une heure, alors je faisais des intervalles pour rentabiliser le temps.
La famille, c’est aussi un équilibre. Quand ça va moins bien dans le sport, il reste l’école, les activités, les vacances… une vie comme tout le monde, qui permet de relativiser.
Ton approche semble assez simple, sans obsession pour la data. Penses-tu que cette simplicité se perd dans le sport ?
Je ne crois pas. Ça dépend beaucoup des athlètes. Certains sont professionnels de A à Z, ils millimètrent tout : l’alimentation, les données, le timing. Moi, j’ai toujours fonctionné plus simplement. Sur les courses, on est parfois étonné que je prenne uniquement ce qu’il y a aux ravitaillements officiels. Je vais au feeling, je m’écoute.
Bien sûr, le sport évolue : on a maintenant des boissons isotoniques, des gels, des chaussures très techniques, des outils d’analyse… Mais je n’ai pas envie de pousser le perfectionnisme jusqu’au bout. Je préfère rester dans quelque chose de plus simple, à l’écoute des sensations. Je pense qu’il faut vivre avec son temps, mais aussi rester fidèle à sa nature.